Jogaku zasshi
Jogaku zasshi (女学雑誌 ) est le premier périodique pour femmes au Japon. Créé en 1885 par Yoshiharu Iwamoto dans l’effervescence qu’a connue le monde de l’édition, et plus particulièrement la presse, dans la seconde moitié du XIXe siècle[1], il connaît une publication régulière de à [2], et accompagne ainsi cette deuxième ère Meiji qui se caractérise, après la grande ouverture politique des premières années, par un renfermement progressif sur une idéologie nationaliste de plus en plus exclusive. Son tirage est limité, quoique non négligeable[3], tout comme son épaisseur (rarement plus d’une trentaine de pages).
Histoire
[modifier | modifier le code]Les fréquents changements de formule démontrent sa fragilité, ou plutôt, combien il a été une sorte de laboratoire à la fois de la langue japonaise et de la presse, mais aussi de l’éducation des femmes et de l’application concrète des idéaux de ses rédacteurs. Malgré des tiraillements bien visibles, Jogaku zasshi semble conserver, tout au long de ces années, une même ligne éditoriale : être, pour les femmes (jo), une revue (zasshi) éduquant à un savoir (gaku), à une réflexion plus large que celle à laquelle elles avaient jusqu’alors accès, à la fois théorique (la condition féminine) et pratique (cuisine, hygiène, éducation) [4].
Le style, quoique variant notablement selon les articles, se veut simple. Les caractères chinois sont agrémentés d’une indication de lecture (furigana) permettant qu’ils soient reconnus par un lectorat peu éduqué (les femmes donc). Mais Jogaku zasshi est aussi lieu de création de ces mots qui semblent indispensables à la nation en train de se construire[5]. Les sujets, variés, sont faits pour intéresser le plus grand nombre : on y parle de la manière de tenir une maison, des travaux ménagers et des « sciences domestiques » (Kasei, 家政 )[6]. L’un des tout premiers manuels japonais d’économie domestique (家政経済, Kasei keizai , « Home economics ») sera publié par les rédacteurs de la revue sous le titre Nihon no jogaku (Savoir féminin du Japon) du 23-08-1887 au 30-11-1889. Il comporte, suivant en cela une formule qui est celle de la revue, des chapitres sur la cuisine, l’hygiène, l’étiquette, le bricolage, la morale. Les éditeurs proposeront par ailleurs des cours de vie pratique, affirmant que le quotidien est le premier lieu de l’amélioration (on n’ose dire « émancipation », même si c’est de cela qu'il s’agit pour les auteurs) féminine, de l’hygiène au foyer, de l’éducation des enfants. On n’oublie pas de discuter fréquemment de la morale et de la vertu qu’une jeune femme se doit de nourrir, mais tient également un carnet mondain (fêtes de la Croix-Rouge, réunions de la Société japonaise de tempérance, bal à la cour…). Une place importante est réservée à la littérature — japonaise[7] comme occidentale, en traduction[8] — vue par les fondateurs de la revue comme le meilleur moyen d’élever les faibles âmes des jeunes femmes. C'est d'ailleurs Shimizu Shikin, jeune femme alors âgée de 23 ans qui en devient la rédactrice en chef en 1891[9].
On peut estimer que Jogaku zasshi intéressait deux publics : des jeunes filles ou femmes bien éduquées, à la fois passionnées par les exemples de femmes que proposent les écrits littéraires et soucieuses de tenir un foyer moderne ; des hommes progressistes, des éducateurs, proches des rédacteurs, puis certaines femmes, plus jeunes, étudiantes des écoles chrétiennes, qui venaient y lire des essais sur les réformes sociales, les droits des femmes, l’éducation. Cette tension entre conseils pratiques pour un grand nombre et réflexion pour une élite est intéressante dans sa façon de lier débat politique (renforcement de la nation japonaise ; émancipation des femmes) et considérations scientifiques (hygiène, psychologie) au sein d’un projet pédagogique (l’éducation des femmes) qui s’attache très concrètement au quotidien (les casseroles). Pour n’être pas spécifique à la revue — elle reflète plutôt, me semble-t-il, l’esprit positiviste du temps — elle devait toutefois être difficile à résoudre. En 1892, après une enquête auprès de ses lectrices, Iwamoto décide de séparer la revue en deux livraisons, qui paraîtront à tour de rôle une semaine sur deux : couverture blanche, le numéro est dédié aux réformes sociales et à la littérature ; couverture rouge (qu’Iwamoto se réserve), il est centré sur la maison. Alternant blanc et rouge, Jogaku zasshi tient ainsi continûment un rôle essentiel dans la construction de l’opinion commune, en même temps qu’il se fait le miroir des réflexions de l’époque.
Références
[modifier | modifier le code]- Pour une histoire de la presse japonaise, Christiane Séguy, 1993. La plus grande revue généraliste de cette époque, Taiyô, est créée en 1895 sur le modèle des revues occidentales, en particulier anglo-saxonnes, telles Blackwood’s Edinburgh Magazine (1817), British Illustrated London News (1842), ou Harper’s New Monthly Magazine (revue américaine, 1850). Jogaku zasshi arrive vite dans le paysage japonais. Morton (1999 : 293).
- Proposant, selon les années, entre 11 (1885) et 53 numéros (1892), pour une totalité de 526 numéros.
- Entre 2 000 et 3 000 exemplaires en moyenne semble-t-il, bien que Ribalet (2005 : 316) évoque le chiffre de 10 000 en 1890. À titre de comparaison, le magazine généraliste Taiyô, épais de près de 250 pages, tirait à 98 000 exemplaires dès ses premières années, Kokumin no tomo à 10 000 sans doute ; Morton (1999 : 294 et 320
- L’ambigüité du terme jogaku a déjà fait couler beaucoup d’encre. S’agit-il de « l’éducation des femmes », ou du « savoir féminin » ? Iwamoto essaie, à plusieurs reprises, de s’en expliquer, comme dans l’éditorial du numéro 111 (26 mai 1888). Au-delà des déclarations d’intention, le terme paraît être utilisé de façon assez lâche. Le titre anglais officiel, The Woman’s Magazine, décrit finalement assez bien ce qu’il voulait être. Pour l’histoire de la revue, nous nous appuyons plus particulièrement sur Ribalet (2005), Browstein (1980), Iwahori (1999) et Morton (1999).
- Les premiers numéros de la revue ont fait à ce titre l’objet d’une numérisation par le Centre national de recherche sur la langue (国立言語研究所, Kokuritsu gengo kenkyū-jo ) pour permettre l’étude du japonais de cette période. Cf également notre article sur ren'ai, dans ce volume.
- L’anglais domestic science semble d’abord avoir été traduit par kanai rigaku (家内理学 ), puis, après 1890, par kaseigaku (家政学 ), Iwahori, 1999 : 401-406
- Les écrivains Tōkoku Kitamura, Shimazaki Tôson, Hoshino Tenchi, les critiques Ishibashi Ningetsu et Roan Uchida, y font, entre autres, leurs premières armes. Jogaku zasshi donnera naissance à l’importante revue de littérature Le monde des lettres (文学界, Bungakukai ), qui se dégagera rapidement de toute visée moralisante ; Browstein (1980).
- On doit en particulier à Jogaku zasshi la traduction du le Petit Lord Fauntleroy de Frances Burnett, par Wakamatsu Shizuko, l’épouse d’Iwamoto.
- Tanaka 2000, p. 41.
Sources
[modifier | modifier le code]- (en) Yukiko Tanaka, Women Writers of Meiji and Taisho Japan : Their Lives, Works and Critical Reception, 1868–1926, Jefferson, North Carolina, McFarland, , 186 p. (ISBN 978-0-7864-0852-8, lire en ligne)
Bibliographie
[modifier | modifier le code]Michael C. Brownstein, 1980 « Jogaku zasshi and the Founding of Bungakukai », Monumenta Nipponica, XXXV-3, autumn 1980, p. 319-336.
Iwahori Yoko, 1999 « Jogaku zasshi (The Women's Magazine) and the Construction of the Ideal Wife in the Mid-Meiji Era », in Wakita Haruko, Bouchy Anne, Ueno Chizuko, Gender and Japanese History, vol II, Osaka University Press, p. 391-412.
Jogaku zasshi Fac similé en 16 volumes, Rinsen shoten, 1984.
Molony Barbara, 2005 « The Quest for Women's rights in Turn-of-the-Century Japan », in Barbara Molony et Kathleen Uno, Gendering Modern Japanese History, Harvard Univ Press, 607 p.
Morton Leith, 1999 « Sôgô sasshi « Taiyô » to « Jogaku zasshi » ni miaareru ren’ai-kan, 1895 kara 1905 nen » 総合雑誌『太陽』と『女学雑誌』に見られる恋愛観1895年から1905年, Bulletin of International Research Center for Japanese Studies, no 19, Kokusai Nihon bunka sentâ, Kyôto, p. 293-333.
Ribalet Jürgend, 2005 « Jogaku zasshi : la première revue féminine grand public du Japon », Cahiers du Centre européen d'études japonaises d'Alsace, Colmar, p. [313]-325
Sasabuchi Tomoichi笹淵友一, 1973 (1984) Œuvres choisies de la littérature de Meiji- commentaires, Kaidai, Meiji bungaku zenshû 32 Jogaku zasshi, Bungakkai解題, 明治文学全集32 女学雑誌・文学界, Chikuma shobô 筑摩書房
Christiane Séguy, 1993 Histoire de la presse japonaise - Le développement de la presse à l'époque Meiji et son rôle dans la modernisation du Japon, POF, 357 p.